"Pour les habitants anciens de
certaines places fortes de l'Est, aucune explication n'est nécessaire,
Péchot et stratégique, ces deux noms presque mythiques faisaient partie du
paysage de la ville. Comme il semblerait que je sois l'un des rares
amateurs à avoir vu rouler des locomotives Péchot, je vais évoquer pour
vous la genèse du système, puis mes souvenirs. Genèse
Le "chemin de fer stratégique" et les locomotives "Péchot" tournent
autour de l'extraordinaire personnalité du Colonel Péchot. Breton né
à Rennes en 1849, il n'a été artilleur qu'un temps et n'a jamais tenu
garnison dans une place forte, ses activités militaires ont été toutes
autres.
Considérant le poids toujours croissant du matériel militaire, il sus dès
1882 entrevoir ce que le "porteur Decauville", dûment repensé et
renforcé, pourrait apporter dans le cadre des indispensables liaisons
entre les couronnes de forts entourant les places fortes et les places
fortes elles-mêmes avec leurs arsenaux, magasins et parcs à fourrage.
Il vit aussi l'immense service que pourrait rendre à une armée en campagne
un chemin de fer "portatif" léger et bien conçu, doté d'une voie se posant
relativement rapidement, dans le domaine des approvisionnements venus de
l'arrière.
Il avait admis que jamais les routes de son époque ne pourraient être
assez résistantes pour supporter longtemps les charrois que comporte, aux
alentours d'un parc d'artillerie, le service de ce qui s'appelait alors un
"équipage de siège". Une sérieuse étude faite après-coup démontra que
c'était justement ce problème de routes transformées en bourbiers qui
avait retardé la mise en place de la totalité de l'artillerie allemande
autour de Paris lors du siège de 1870.
Le colonel Péchot, premier "bénévole" de la voie de 60
Assisté de trois officiers qui partageaient ses idées, travaillant en
dehors et en sus de ses occupations militaires officielles, le colonel
Péchot, reprenant le principe du "porteur Decauville", mit au point sa
propre voie,beaucoup plus lourde que la Decauville. Chaque élément,
dénommé
"travée", était constitué par deux rails de 9,5 kg/m et de 5 m de long,
rivés sur des traverses en "U" de 140 x 29 et de 1094 de long, débordant
donc bien des rails, fermées aux extrémités par emboutissage. Les bords
emboutis étant rabattus verticalement, ces traverses s'encastraient dans
le terrain à la manière d'une boite renversée. Un trou de bon diamètre
était percé à chaque extrémité de chaque traverse, de façon à éviter la
stagnation de l'eau lorsque les travées étaient stockées à l'envers, dans
les parcs. Chaque élément, pesant 167 kg, était manipulable par quatre
hommes (rappelons que le maximum de la charge admise dans les "travaux de
force" était alors de 50 kg). Indépendamment des travées droites, il
existait des éléments courbes aux rayons de 100m, 50m, 30m et 7,63m. Les
rails étaient munis en bout d'un système d'éclissage mâle-femelle, avec
une plaque d'appui en tôle rivée par en dessous, empêchant les bouts des
rails de se déniveler lorsqu'on n'avait pas eu le temps de boulonner les
éclisses. Des aiguilles de même conception avaient été mises au point,
avec deux rayons de courbure, 20 et 30 m, pesant respectivement 510 et 615
kg. Existaient également des plaques tournantes de 1,30 m et de 1,70 m de
diamètre. L'ensemble de ce système de voie, travées et aiguilles, pouvait
être muni de contre-rails en cas d'utilisation permanente, dans les rues
des places fortes par exemple ou pour les traversées à niveau.
Un matériel remorqué adapté.
Les "wagons" Péchot étaient en fait de gros wagonnets à deux essieux
de faible empattement, suspendus au moyen de ressorts à lames et
construits entièrement en acier. Afin de limiter l'usure des coussinets
dans les courbes de faible rayon, tous étaient dotés de grenouillères en
acier, articulées sous le coussinet de chaque boite. Il s'agissait en fait
de petits plats équipés d'un frein à main agissant sur les quatre roues et
commandé par un volant à axe vertical. Tous étaient, en leur
centre, pourvus
d'un trou bagué et d'un chemin de roulement circulaire en fer plat épais
centré sur le trou. Le trou bagué recevait, soit la cheville ouvrière
d'une traverse pivotante, soit les pivots d'un "tablier de truck", sorte
de solide châssis de wagon plat de 6 m de long et de 1,67 m de large. Ce
"tablier truck",monté sur deux wagons constituait alors un wagon à
bogies, celui auquel on pense aujourd'hui lorsqu'on évoque le matériel
Péchot. Il faut bien comprendre que le véhicule à bogies était et restait
constitué de trois éléments indépendants : deux wagons d'une part,
qui auraient pu être utilisés isolément en recevant une caisse en bois
adaptée à certains transports, et les
"châssis de truck" d'autre part.
Les "châssis de truck" pouvaient recevoir un aménagement à base de
planches permettant d'emmener 40 hommes assis et, pour ce service, une
toiture à deux pans avec fermeture par bâche aux extrémités. Les "wagons"
pouvaient, eux, grâce à leur axe central et à leur chemin de roulement
circulaire, recevoir des châssis pivotants à la manière des couplages à
bois des grands réseaux, permettant alors de transporter de longues
charges, ils étaient dans ce cas réunis par une barre d'écartement
réglable en longueur.
Chaque "wagon" était muni de deux tampons de choc et d'attelage. L'un
à ressort du côté de la colonne de frein à main, l'autre "sec" (dépourvu
de ressort), était plus court, de façon à pouvoir s'engager sous le
tablier du "châssis de truck". En pratique, les "wagons" utilisés
isolément devaient êtres orientés au moyen des plaques tournantes de façon
à ce qu'un tampon à ressort rencontre toujours un tampon sec. Vu la
conception du système, les "châssis de truck" montés sur deux "wagons"
présentaient forcément un tampon à ressort à chaque bout.
Un matériel moteur original
Le colonel Péchot ne se pencha sur la question des locomotives qu'une
fois résolu les problèmes de voie et du matériel roulant remorqué. Même en
traction hippomobile, son système représentait déjà un immense progrès par
rapport aux seules voitures à chevaux. Son choix se porta sur le type de
locomotive dit
"Fairlie du Festiniog", qu'il modifia avec l'aide de Monsieur Bourdon,
ingénieur chez Decauville et professeur à l'Ecole Centrale. C'est ainsi
que naquirent les machines Péchot-Bourdon, auxquelles seul resta attaché
le nom du colonel Péchot.
Elles se caractérisaient par une chaudière comportant deux foyers et
deux corps cylindriques. Le dôme de vapeur, placé au centre, permettait de
soutirer de la vapeur à une distance quasi-constante du niveau de l'eau
dans la chaudière quelle que fut la rampe gravie, le ciel des deux foyers
restait ainsi toujours baigné par l'eau. Chaque groupe de quatre roues et
deux cylindres constituait un bogie, l'admission de la vapeur aux
cylindres de chaque groupe était commandée par deux régulateurs
indépendants, mais rendus solidaires en temps normal. En cas d'avarie au
mécanisme de l'un des bogies, on pouvait le rendre aussitôt indépendant en
désolidarisant les régulateurs et continuer la marche avec l'autre bogie
moteur.
La position très basse de l'axe de la chaudière rendait la machine très
stable, du moins en principe et sur une voie à peu près bien dressée. Elle
s'inscrivait sans problème dans des courbes de 20 m de rayon, tout en
pouvant remorquer 340 tonnes en palier à 15 km/h et 300 tonnes à 20 km/h,
48 tonnes en rampe de 25, 20 tonnes en rampe de 50 et 8 tonnes en rampe de
80. Sur le réseau de Belfort, de telles rampes, combinées avec des suites
de courbes et contre-courbes, se rencontraient sur les voies d'accès de
certains forts, en particulier ceux de Roppe et du Salbert.
Une longue mise en application
Sous-traité par la Sté Franco-Belge à Raismes, la première locomotive,
la n°1, fut livrée en 1887 par les Ets Decauville, munie d'une plaque
Decauville, et commença aussitôt ses essais.
Une fois son matériel bien au point, il ne restait plus au colonel Péchot
qu'à convaincre les états-majors de la justesse de ses vues. Or, et
contrairement à ce que l'on pourrait croire, il semble bien que ses idées
ne furent admises que lentement et difficilement. Heureusement, sa
conviction profonde combinée à une bonne dose d'obstination finit par
avoir gain de cause. Et, le 3 juillet 1888, Monsieur de Freycinet,
ministre de la guerre, prit la décision de doter les places fortes de
Toul, Verdun, Epinal et Belfort d'un réseau stratégique à voie de 60, le
génie s'occupant des infrastructures et l'artillerie du matériel.
Dès lors les commandes de locomotives Péchot-Bourdon furent lancées et les
livraisons s'échelonnèrent ainsi :
Les machines n° 2à 20, fournies par Cail en 1888 (n° 2771 à 2789); les n°
21 à 32, fournies par Fives-Lille en 1889/90 (n° 2769 à 2780);
les n° 33 à 35, fournies par Cail en 1892 (n° 2377 à 2380); les n° 41 à
56, fournies par Cail en 1906 (n° 2794 à 2809).
Ces 50 locomotives constituaient la base de l'équipement traction des
réseaux des quatre places fortes.
Dès la déclaration de guerre de 1914, une mission française se rendit aux
Etats-Unis afin de commander du matériel de transport livrable très
rapidement. Parmi un lot énorme traité avec les usines Baldwin, on trouve
270 locomotives Péchot-Bourdon, dont les livraisons commencent à partir du
24 avril 1915. Ce seront les locomotives n° 62 à 161, 175 à 188, 190 à 220
et 225 à 353. Sur ces 270 machines, certains documents font état de 280
locomotives, mais les numéros connus ne correspondent pas,
19 auraient été dirigées sur l'Algérie et les 251 autres sur la France, où
elles furent immédiatement engagées dans le tourbillon du conflit.
Comme les "Françaises", les "Américaines", presque semblables, sauf en ce
qui concerne les sifflets qui en fait étaient des sirènes, portaient des
plaques mentionnant "ministère de la guerre, Artillerie Locomotive modèle
1888 breveté SGDG". Un grand nombre de ces machines fut détruit par fait
de guerre ou par sabotage lors des replis, afin de ne pas abandonner à
l'ennemi un matériel intact. Les survivantes se retrouvèrent dès 1919 sur
les réseaux des places fortes et dans les parcs, il semblerait qu'aucune
d'entre elles n'eût été vendue à l'industrie privée, contrairement à la
quasi-totalité du matériel anglais, américain et allemand récupéré.
Témoignages......
J'ai eu le grand privilège de rencontrer d'anciens "roulants militaires"
qui avaient été mécaniciens ou chauffeurs sur des Péchot. Dans l'ensemble,
les témoignages concordent : elles allaient bien et "gazaient" bien, dans
la mesure où elles étaient chauffées aux briquettes. Par contre, des
réserves étaient formulées quant à l'adhérence : dans ce domaine, les
040DFB ex-allemandes étaient supérieures, Belfort en avait reçu deux et
les roulants avaient pu faire la différence. Mais sur le plan de la
souplesse et du comportement sur des voies pas toujours bien dressées, les
Péchot étaient incomparables, bien que tous les anciens mécaniciens et
chauffeurs évoquèrent une certaine crainte de voir la machine basculer
dans certaines courbes en pente, l'eau passant d'une caisse à eau dans
l'autre par les tuyaux de communication entre les soutes, pouvait amener
le centre de gravité de la machine à se déplacer latéralement et c'était
dangereux, eu égard au faible écartement de la voie par rapport à la
largeur de l'engin. Bien sûr, ce n'était pas dans les courbes en ville que
cela risquait d'arriver, la crainte se réveillait dans les forêts
désertes, sur les longues, difficiles et sinueuses lignes d'accès aux
forts. Peut-être que ce sentiment d'insécurité, mais ce n'est qu'hypothèse
de ma part, était psychologiquement accentué par le fait que, durant
la marche, chauffeur et mécanicien, séparé par les foyers centraux,
n'avaient guère de moyen de communiquer entre eux. De plus, tous avaient,
plus ou moins directement, entendu parler de 230T Hunslet ou Baldwin du
LROD qui passaient pour se renverser facilement. Quoi qu'il en soit, à
Belfort du moins, personne n'a vu de Péchot renversée. J'ai aussi entendu
parler de sérieuses difficultés d'amorçage des injecteurs, de type
Friedmann, puis en partie Sallers.
Ceci était logique, les caisses à eau latérales, serrées contre les corps
cylindriques, participaient au réchauffement de l'eau, surtout en été, et,
dès le seuil fatidique des 40/45° atteint, il devient très difficile,
sinon quasi-impossible d'amorcer les injecteurs. Aussi, il était fait
grand usage de l'éjecteur à vapeur permettant d'aspirer de l'eau dans les
ruisseaux proches de la voie : plus grand était la quantité d'eau dans les
caisses, plus le réchauffement était long à se produire. Et plus les
caisses étaient pleines, plus le risque de basculement était retardé.
"Savez-vous reconnaître l'avant de l'arrière d'une Péchot"? me
demanda l'un de ces anciens, une lueur malicieuse dans l'oeil. Il me
l'expliqua car, évidemment, je ne le savais pas. Je vous livre le secret:
le tuyau d'aspiration de l'éjecteur, toujours enroulé sur ses supports,
était placé sur la caisse à eau avant droite et le levier cranté du
changement de marche (côté mécanicien) était à droite, tandis que les deux
portes de foyer côté chauffeur étaient à gauche. D'où il était aisé de
distinguer l'avant de l'arrière, question d'ailleurs purement
intellectuelle, car les Péchot, absolument symétriques, étaient
indifféremment utilisées dans les deux sens. Aucune plaque n'était
d'ailleurs prévue pour les tourner.
Le travail du chauffeur, en ligne, était pénible: casser des briquettes et
les enfourner dans les deux foyers n'était pas évident, car la place dont
il disposait était plus que limitée. Et puis, les Péchot étaient dotées
d'un appétit féroce, d'où les empilages de briquettes.
......Souvenirs
J'ai dit que j'avais la chance d'avoir vu rouler des Péchot, privilège
dû à l'age, mais aussi au fait d'avoir grandi à Belfort: pour moi, le
"stratégique" fait partie de mes souvenirs ferroviaires d'enfance. Je
revois une Péchot tanguant un peu, en tête de deux "wagons à bogies" sur
les rail encastrés dans le trottoir du Quai Vauban.
J'en revois une autre, sortant, sous la pluie, un wagon bâché de la
"Manutention". J'en revois une au bas de l'avenue de la Laurencie, sans
doute descendant du dépôt de l'arsenal du Vallon.
Dans la ville, les rails du stratégique, on les retrouvait partout: sur
les larges trottoirs de certains quais, ou encastrés dans la chaussée le
long du trottoir pour certaines rues. Je me souviens très bien qu'il
n'était pas si aisé que cela de rouler longtemps à vélo entre les rails:
déduisez des 0,60 m la largeur nécessaire au passage des boudins des roues
et l'épaisseur des deux contre-rails, il ne devait rester qu'une
cinquantaine de centimètres dans lesquels il fallait se maintenir, faute
de quoi....
Tous les établissements militaires étaient reliés entre eux par le
stratégique: le magasin à poudre, le moulin à siège, le château, le
magasin des subsistances, la manutention militaire, l'arsenal, le parc à
ballons, le parc à fourrage, le parc d'artillerie. A ces embranchements,
il y avait lieu d'ajouter celui donnant accès à la gare marchandise de
Belfort rue de Mulhouse, où le stratégique disposait d'un quai établi de
façon à ce que le plancher de ses wagons soit au niveau de celui des
wagons des grands réseaux. Tous ces raccordements avaient donné lieu à un
grand nombre de traversées de routes, souvent en biais ou en courbe, au
grand dam des cyclistes alors nombreux. Il existait en ville au moins
trois croisements avec la voie métrique CFB, plus un autre en campagne. Il
y avait un autre croisement au centre du carrefour Clémenceau, les rails
du stratégique coupaient ceux des tramways électriques. Et là, il semble
bien que cela n'allait pas tout seul, ce croisement était très souvent en
réfection sous le contrôle du génie: lorsque ça allait pour le tramway, ça
n'allait pas pour le stratégique, et inversement. Je n'ai jamais compris
pourquoi il semblait si délicat de faire se croiser de façon satisfaisante
les rails de la voie Péchot et les rails Broca du tramway, il est vrai que
ce croisement n'était pas rigoureusement à angle droit, ce qui ne devait
rien arranger.
Ce que j'aimais, c'était les endroits à partir desquels les rails du
stratégique quittaient les pavés ou l'asphalte de la cité pour courir dans
l'herbe, ou en accotement des chemins en direction des différents forts,
parfois très éloigné. Je ressens encore physiquement mon plaisir de gosse
marchant sur les larges traverses de la Péchot, noyée dans l'herbe. Les
lignes desservant les forts étaient suivies par un unique fil
téléphonique, monté sur poteaux en bois. Tous les cinq ou six poteaux, on
trouvait une "descente" sur laquelle on pouvait, en cas d'incident,
brancher le téléphone de campagne dont les machines étaient munies.
Ce qui me frappait, sur les petites locomotives gris foncé, c'était leur
chargement de briquettes : elles étaient littéralement ensevelies sous les
briquettes et celles empilées en biais, de part et d'autre de la cheminée,
augmentaient le volume et la présence de la petite machine. Sur certaines
de ces briquettes, je pouvais déchiffrer une inscription mystérieuse :
"Aniche BS", inscription identique à celle que je pouvais voir, du haut du
pont Michelet, sur les briquettes des tenders des machines grands réseaux.
D'autres briquettes, et cela m'intriguait, portaient simplement, gravée en
creuxx, une ancre de marine. Le gosse que j'étais alors ne savait pas que,
plus de 20 ans plus tard, il retrouverait ces mêmes briquettes frappées
d'une ancre sur les machines de la Région Méditerranée ou des
chemins de fer des Bouches du Rhône : c'étaient les briquettes de la
Grande Combe, fournisseur de la marine.
Il n'existait pas de "grille de circulation"planifiée, avec un horaire.
J'ai su par la suite que la desserte des établissements militaires se
faisait à la demande, en fonction des besoins. Quand à celle des forts,
elle se faisait à un rythme hebdomadaire, chaque fort étant, sauf besoin
particulier, desservi une fois par semaine: le lundi pour les forts de
Roppe et du Rudolphe, le mardi pour ceux de Bessoncourt et de Vézelois, le
mercredi pour celui du Bois d'Oge, le jeudi pour celui du
Mont-Vaudois et le vendredi pour celui du Salbert. Les dessertes de Roppe,
du Mont Vaudois et, surtout, du Salbert étaient les plus difficiles à
assurer, les lignes en cause présentant de longues et sinueuses rampes en
forêt.
Tout ce que j'ai appris de tangible et d'historique sur le stratégique
n'est venu à moi que bien plus tard, souvent après que ses derniers rails
eurent été arrachés au gré des travaux de voirie. C'est ainsi que
j'ai su que le réseau de la place avait disposé, outre ses Péchot, de deux
machines 040 DFB ex-allemandes et de deux locotracteurs Schneider à huile
lourde, à trois essieux couplés par bielles, type LG. Mais jamais, je n'ai
vu rouler ni DFB ni Schneider, ils avaient dû être mutés à Toul bien avant
la guerre. De même, il existait une demi-douzaine de wagons-citernes à
bogies construits par Decauville; les citernes, ayant la forme d'un
parallélépipède rectangle, munies d'une pompe à bras permettant de les
remplir depuis une rivière, servaient à approvisionner en eau certains
forts, dont c'était la seule source d'alimentation.
Il semble que, sous l'occupation, le seul tronçon régulièrement exploité
eût été celui reliant le parc d'artillerie à la gare de la rue de
Mulhouse, celui-là même qui coupait la voie du tramway urbain. Ce tronçon
permettait de transporter en gare les ferrailles récupérées par les
Allemands.
Un après-midi de l'été 1944, j'ai vu, justement en gare marchandises de la
rue de Mulhouse, se déployer les forces des troupes d'occupation. Sous les
ordres hurlés par des officiers allemand, sur de longues rames de wagons
plats manoeuvrés par une 040 TA qui les déplaçait au fur et à mesure, j'ai
avec horreur vu charger tout le matériel du stratégique: dix à douze
machines Péchot, des cohortes de "trucks" dont certains chargés de piles
de rails neufs, les citernes Decauville, le tout sorti des réserves de
l'arsenal. Certains "trucks"étaient chargés de ferraille: c'était toutes
les pièces métalliques des forts de la place qui avaient été arrachées,
jusqu'aux grilles des fenêtres! Suivirent des trucks et des trucks chargés
d'éléments de voie Péchot déposée; tout rail qui n'était pas pris dans le
bitume ou dans les pavés avait été récupéré! Poussés par leur frénétique
besoin de métaux à refondre, nécessaire pour alimenter l'industrie de
guerre du grand Reich, les Allemands embarquaient notre stratégique! La
dernière Péchot, celle qui avait servi à pousser les derniers "trucks" sur
les plats y monta à son tour!
C'était fini, il n'y avait plus de stratégique à Belfort.
Nostalgie :
Pour ne pas terminer sur une note triste, je vais rapporter une
dernière anecdote. Mon père, né dans le vieux Belfort, me racontait
souvent qu'au début des années 20, un groupe de gosses de la vielle ville
dont il était, avait trouvé une occupation magnifique pour meubler ses
jeudis après-midi. Au pied des fortifications, là où se dresse aujourd'hui
le monument des Fusillés, se trouvait un petit faisceau de voies sur
lesquels étaient garés quelques "châssis de truck" vides. De là partait
sur la gauche la longue ligne vers les forts de Roppe et de Bessoncourt,
ligne commençant par une longue rampe régulière, une rampe assez douce,
mais que j'estime aujourd'hui comme présentant une déclivité de 10 à 15
mm/m. Sachant que la desserte des forts de la ligne ne se faisait en
principe que le lundi et le mardi, la troupe de gosses prenait possession
du "truck" le plus proche et, unissant ses efforts, ahanant, soufflant et
transpirant, le poussait dans la rampe, complètement inconscient du
danger. L'union faisant la force, ils parvenaient enfin au sommet, soit 2
bons kilomètres plus loin. Et alors, récompense merveilleuse de tout le
mal qu'ils s'étaient donné, ils sautaient tous sur le plateau qui
redescendait par gravité, doucement d'abord, puis prenant de la vitesse.
Tous, extasiés, grisés par le tac-tac, tac-tac des roues qui frappaient
les joints des rails de plus en plus fort, tous auraient voulu que la
descente ne s'arrêtât jamais. Les deux plus costauds - ou les plus
raisonnables!- étaient néanmoins cramponnés au volant du frein, de façon à
être bien sûr de s'arrêter en bas. Ni vue ni connue, l'opération se répéta
deux jeudis de suite. Formidable! le jeudi suivant, réédition de
l'exploit. Seulement, oh horreur, ils virent, du milieu de la descente, un
train qui montait! Oubliant le frein, tous sautèrent en marche et
s'égaillèrent comme une volée de moineaux, disparaissant dans les bois les
plus proches et laissant le "truck" aller s'encastrer dans la Péchot qui
remontait un train de travaux. L'affaire fit grand bruit et donna lieu à
une enquête de gendarmerie qui, bien sûr, aboutit et mit fin à cette belle
occupation ferroviaire.
Des vestiges du "stratégique", il y en eut beaucoup, et pendant longtemps.
Très longtemps même pour certains bouts de rails qui, noyés sous le
macadam, réapparaissaient périodiquement. Mais à partir de 1980, la grande
fureur des travaux routiers balaya tout, jusqu'au heurtoir de la voie de
sécurité, à la sortie du château, que sa solidité et les grands arbres qui
l'entouraient avaient longtemps préservé des bulldozers.
Dans le Belfort d'aujourd'hui, plus rien n'est là pour rappeler le
stratégique; j'ai moi-même peine à y réimplanter mes souvenirs, et
pourtant.....Sur les chemins d'accès aux forts, il en va différemment: un
oeil exercé retrouve encore, dans le calme des forêts, de petites choses,
telles, vers le fort de Roppe, l'amorce d'une voie d'ensablement, au cas
où un train se serait emballé à la descente.
Belfort n'est plus, ni une place forte, ni une ville de garnison; la
plupart des casernes ont été rasées, libérant d'immenses terrains sur
lesquels se déchaînent les promoteurs immobiliers. Mais dans
certains forts abandonnés et fermés, on peut toujours voir intacts, pris
dans le béton, les petits rails du chemin de fer stratégique. Dans le
Belfort des années 70/80, une rumeur circulait, tenace; elle s'éteignait,
puis refaisait surface. Dans les profondeurs de l'un ou l'autre fort, on
aurait retrouvé une Péchot oubliée. Bien sûr, ce n'était qu'une légende,
une illusion, mais une illusion qui montrait combien le stratégique avait
fait partie du vieux Belfort. |